Petite contribution à travers deux extraits de Guy Debord :
IV
Sur le plan simplement
théorique, il ne me faudra ajouter à ce que j’avais formulé antérieurement
qu’un détail, mais qui va loin. En 1967, je distinguais deux formes,
successives et rivales, du pouvoir spectaculaire, la concentrée et la diffuse.
L’une et l’autre planaient au-dessus de la société réelle, comme son but et son
mensonge. La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une
personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire,
la nazie aussi bien que la stalinienne. L’autre, incitant les salariés à opérer
librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui
s’affrontaient, avait représenté cette américanisation du monde, qui effrayait
par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se
maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type
traditionnel. Une troisième forme s’est constituée depuis, par la combinaison
raisonnée des deux précédentes, et sur la base générale d’une victoire de celle
qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse. Il s’agit du spectaculaire
intégré, qui désormais tend à s’imposer mondialement.
La place prédominante qu’ont
tenue la Russie et l’Allemagne dans la formation du spectaculaire concentré, et
les États-Unis dans celle du spectaculaire diffus, semble avoir appartenu à la
France et à l’Italie au moment de la mise en place du spectaculaire intégré,
par le jeu d’une série de facteurs historiques communs : rôle important des
parti et syndicat staliniens dans la vie politique et intellectuelle, faible
tradition démocratique, longue monopolisation du pouvoir par un seul parti de
gouvernement, nécessité d’en finir avec une contestation révolutionnaire apparue
par surprise.
Le spectaculaire intégré se
manifeste à la fois comme concentré et comme diffus, et depuis cette
unification fructueuse il a su employer plus grandement l’une et l’autre
qualités. Leur mode d’application antérieur a beaucoup changé. À considérer le
côté concentré, le centre directeur en est maintenant devenu occulte : on
n’y place jamais plus un chef connu, ni une idéologie claire. Et à considérer
le côté diffus, l’influence spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la
presque totalité des conduites et des objets qui sont produits socialement. Car
le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la
réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en
parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui
comme quelque chose d’étranger. Quand le spectaculaire était concentré la plus
grande part de la société périphérique lui échappait ; et quand il était
diffus, une faible part ; aujourd’hui rien. Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant. Comme on pouvait
facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement
sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans
exceptions que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-
falsification du monde. Hormis un héritage encore important, mais destiné à se
réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus
en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du
spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait
été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie
moderne. La génétique même est devenue pleinement accessible aux forces
dominantes de la société.
Le gouvernement du spectacle,
qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production
aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est
maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir. Il règne
seul partout ; il exécute ses jugements sommaires.
C’est dans de telles
conditions que l’on peut voir se déchaîner soudainement, avec une allégresse
carnavalesque, une fin parodique de la division du travail ; d’autant mieux
venue qu’elle coïncide avec le mouvement général de disparition de toute vraie
compétence. Un financier va chanter, un avocat va se faire indicateur de
police, un boulanger va exposer ses préférences littéraires, un acteur va
gouverner, un cuisinier va philosopher sur les moments de cuisson comme jalons
dans l’histoire universelle. Chacun peut surgir dans le spectacle afin de
s’adonner publiquement, ou parfois pour s’être livré secrètement, à une
activité complètement autre que la spécialité par laquelle il s’était d’abord
fait connaître. Là où la possession d’un « statut médiatique » a pris une
importance infiniment plus grande que la valeur de ce que l’on a été capable de
faire réellement, il est normal que ce statut soit aisément transférable, et
confère le droit de briller, de la même façon, n’importe où ailleurs. Le plus
souvent, ces particules médiatiques accélérées poursuivent leur simple carrière
dans l’admirable statutairement garanti. Mais il arrive que la transition
médiatique fasse la couverture entre beaucoup d’entreprises, officiellement
indépendantes, mais en fait secrètement reliées par différents réseaux ad hoc.
De sorte que, parfois, la division sociale du travail, ainsi que la solidarité
couramment prévisible de son emploi, reparaissent sous des formes tout à fait
nouvelles : par exemple, on peut désormais publier un roman pour préparer un
assassinat. Ces pittoresques exemples veulent dire aussi que l’on ne peut plus
se fier à personne sur son métier.
Mais l’ambition la plus haute
du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des
révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets.