Renaud Bouchard à P. Allard (Suite)
"Le 26 mai, de Gaulle rencontre secrètement Pflimlin, mais ils ne
parviennent à aucun accord, de Gaulle refusant de désavouer Alger et de
condamner la prise d’Ajaccio. Mais le lendemain, forçant le destin, de
Gaulle affirme sans scrupule qu’il a « entamé le processus régulier
nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable
d’assurer l’unité et l’indépendance du pays ».
Du côté des militaires, cette déclaration provoque l’ajournement de
l’opération Résurrection. Mais du fait de l’hostilité de la gauche, de
Gaulle n’est pas du tout assuré d’obtenir son investiture par
l’Assemblée. C’est bien pourquoi, à sa propre demande, il reçoit le 28
mai à Colombey un représentant de Salan, le général Dulac, venu lui
exposer les conditions précises du plan prévu pour prendre Paris. Lors
de cette entrevue, de Gaulle se renseigne sur le déroulement de
l’opération avec force détails, jusqu’à trouver les moyens envisagés
trop légers[iii]. En apportant sa caution à l’opération et en laissant
carte blanche à Salan, de Gaulle continue donc de jouer sur les deux
tableaux : « la première solution, celle du « processus régulier »,
l’arrivée au pouvoir en toute légalité, a sa préférence sans aucun
doute. Mais il ne néglige pas un autre scénario : le débarquement des
paras, une menace de guerre civile accrue et son intervention à lui, au
bout de quelques jours, en arbitre »[iv].
Preuve de cette duplicité, le même soir de Gaulle s’entretient
ensuite avec les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, André
Le Troquer et Gaston Monnerville. De Gaulle veut les pleins pouvoirs, la
mise en congé du Parlement et une nouvelle Constitution taillée sur
mesure. Devant l’opposition de Le Troquer, de Gaulle répond : « eh bien
(...) si le Gouvernement vous suit, je n’aurai pas autre chose à faire
que vous laisser vous expliquer avec les parachutistes et rentrer dans
ma retraite en m’enfermant dans mon chagrin »[v]...
Mais l’on n’ira pas jusque là : le 29 mai, Pierre
Pflimlin démissionnaire, le Président Coty appelle enfin de Gaulle au
pouvoir et lui demande de constituer un « Gouvernement de salut
national » et de procéder à une « réforme profonde de nos
institutions ». Cela entraîne l’abandon de l’opération Résurrection dont
le début devait être imminent, une concentration des avions militaires
ayant déjà commencé dans le sud-ouest du pays. Le 1er juin, de Gaulle
est investi par l’Assemblée nationale sans difficultés, en dépit de
l’opposition des communistes et de quelques députés de la gauche modérée
comme Pierre Mendès-France (« je ne voterai pas le pistolet sur la
tempe ») et François Mitterrand (« en droit, le général de Gaulle
tiendra ce soir ses pouvoirs de la représentation nationale ; en fait,
il les détient déjà du coup de force »). Le lendemain est votée la loi
constitutionnelle ouvrant la voie à l’élaboration d’une nouvelle
Constitution, qui aboutira en septembre.
Que conclure de tout cela ? Que l’on est loin de l’histoire
officielle de la naissance de la Ve République où de Gaulle est appelé,
dans un vaste consensus, en sauveur d’une République rendue impuissante
par le « régime des partis ». La réalité, bien moins glorieuse que la
légende, est celle d’un « coup d’État démocratique » (Christophe Nick)
ou d’un « coup d’État de velours » (Michel Winock). Si la transition
entre les deux régimes s’est faite dans le respect des formes
juridiques, c’est sous la menace d’un putsch instrumentalisé par de
Gaulle. Que l’on ne s’étonne pas ensuite du caractère « bonapartiste »
ou « monarchiste » de la Constitution de 1958..."